Le plus populaire des animateurs télé publie « De la lumière à l’oubli », un livre qui retrace cinquante ans de rencontres avec les stars.
Il arrive en jean, baskets blanches, décontracté. C’est dimanche soir. Il a regardé son « Vivement dimanche », comme chaque semaine. Tout s’est bien passé. Il est content. Si on pense télé, on pense Michel Drucker. L’inoxydable occupe le poste depuis cinquante ans maintenant, alors pourquoi ne pas raconter ses souvenirs, son parcours, après un précédent ouvrage sur sa jeunesse difficile, un carton de librairie ? Drucker l’a voulu, pour ne pas oublier les anciens, son mentor Zitrone, et saluer les nouveaux, Ruquier et compagnie. Il porte un regard lucide, parfois dur sur les affres du vedettariat, lui qui dure, qui dure, et qui dure encore. Cet homme, qui reçoit sur son canapé rouge Frédéric François aussi bien que Marion Cotillard, dit aujourd’hui se sentir enfin à l’aise, à 71 ans, « il était temps ». Michel avait donné rendez-vous dans un café à deux pas de la rue Cognacq-Jay. Une adresse qui n’évoquera rien aux plus jeunes, mais les anciens sauront, eux…
Paris Match. Un troisième livre de souvenirs, mais cette fois-ci sur votre métier, la télévision. Pourquoi ?
Michel Drucker. Ce que j’ai vu en cinquante ans de carrière, il fallait bien que je le raconte. J’ai une mémoire exceptionnelle, je me souviens de Mai 1968 à la virgule près. Et de ma productrice Michèle Arnaud qui recevait dans sa maison à la campagne les futurs copains de trente ans, Chirac et Balladur… On est combien à avoir connu ça ? Ou ils sont morts, ou ils sont à la retraite.
C’est un livre triste où vous parlez de la mort, de l’oubli…
Mon père nous a transmis cette angoisse, celle des gens d’Europe centrale qui ont fui les pogroms et sont venus en France dans les années 1930. C’est l’âme slave, on imagine toujours le pire. On s’inquiète quand ça va bien et aussi quand ça va mal. J’ai la trouille, et je l’avoue, contrairement aux autres, car on est tous pareils. Aujourd’hui, les émissions s’arrêtent au bout d’un mois… C’est l’objet de ce livre, la compassion. Peu de gens vous parleront de Sheila, Jacques Martin, Danièle Gilbert… J’étais déçu de voir que tout le monde oublie tout le monde.
Une fois viré de l’ORTF en 1968, vous vous morfondez, vous vous jurez que cette mésaventure ne se reproduira plus, donc vous devenez le gentil Michel, le gendre idéal ? Par timidité et parce que je suis inculte ! Je ne la ramène pas. Je suis un reporter sportif qui sait présenter Sheila et Sylvie. J’étais le gamin qui sert les plats. Cela a duré des années, et j’étais content.
Mais vous n’avez pas eu des envies de vous défouler, de cracher dans la soupe ?
Je le fais un peu dans ce livre. Ma mère m’engueulait : “Tu n’as pas le droit de dire cela de Montand !” Je sais qui est qui, j’ai démasqué les imposteurs. La plupart des gens de ce métier, ceux qui ont la carte, ont pensé que j’étais un naïf présentateur de variétés. Ce n’est pas le cas.
« CELA M’AMUSE D’ÊTRE TRAITÉ D’IDOLE DES MAISONS DE RETRAITE. RIEN NE ME BLESSE SI C’EST DRÔLE »
Qu’entendez-vous par “la carte” ?
Ceux qui ont l’opinion et le public. En général, c’est impossible. Quand je présente une émission avec Isabelle Huppert, les audiences sont correctes, mais si j’invite Charlotte de Turckheim, Annie Cordy ou Mathilde Seigner, on cartonne. Ce sont des gens populaires au sens provincial. Les élites, la gauche caviar, je les ai pris en grippe doucement, jusqu’au moment où ils sont venus dans mes émissions. Mais à 27 ans j’interviewais Beauvoir, Coppola, Comencini… Quand ma mère a lu dans “L’Observateur” que je recevais Beauvoir, elle m’a dit, affolée : “Qu’est-ce que tu vas lui demander ?” Et j’ai su pourquoi. J’avais l’air d’un gosse. Tant qu’on n’a pas 50 ans, on ne peut pas être crédible. Lorsque je faisais la une d’“Ici Paris”, elle pensait que c’était comme “Détective” ! Elle ne comprenait pas que je n’aie jamais le droit à “L’Observateur”. Elle confondait intelligence et culture.
Et vous ?
J’en ai souffert. Mais les élites ne sauront jamais ce que c’est que de voir 20 000 personnes qui applaudissent Isabelle Aubret chantant Ferrat, ou Stone et Charden. Cette émotion vaut autant que la Callas.

Mais c’est ringard…
Bien sûr. Jusqu’au jour où le ringard meurt, et Match lui consacre sa couverture et dix pages. Pendant des années, j’ai attendu le moment de montrer au grand public que le mélange des genres était possible. Et les intellectuels ne sont pas à l’abri d’une connerie, regardez Montand.
Vous n’êtes pas tendre avec lui…
Le pire c’est Cousteau. Ce n’est pas l’homme que vous croyez connaître. J’ai été léger, je n’ai pas raconté l’essentiel de ce que j’ai su de sa vie.
L’an dernier on a cru que vous deveniez méchant en critiquant Ardisson, en disant de Cauet qu’il ressemblait à votre charcutier… C’était vrai. Mon charcutier en province est le sosie de Cauet. Je ne suis pas méchant. Que les gens dont le fonds de commerce est l’humour n’en aient pas sur eux, c’est un comble. Cela m’amuse d’être traité d’idole des maisons de retraite. Je suis en béton. Rien ne me blesse si c’est drôle.
Vous dites : “Notre métier c’est Versailles, la cour existe toujours.” En faites-vous partie ?
Non. Je ne vis pas avec les stars du cinéma, ni avec les politiques. J’ai deux, trois vrais copains, inconnus. Est-ce que vous demandez à un médecin de retrouver ses malades le soir pour dîner ? Je ne reçois que des grands malades sur mon canapé et ils ne parlent que d’eux.
Vous-même vous parlez de vous… Pour ce livre mais sinon… J’ai fait les quatre mêmes photos avec ma femme, mon chien et mon vélo qui passent en boucle dans les magazines. J’en suis à ma troisième génération de chiens, coup de bol, j’ai la même femme depuis quarante-deux ans. Je travaille de 7 heures du matin à minuit.
Pourquoi autant ?
J’adore ça. Ce n’est pas l’argent qui me motive, mais le besoin de pédaler. Notre métabolisme est rompu à ce rythme. L’été, je dois continuer, il faut que je pédale, nage, lise. Je ne peux pas rester à bronzer au bord d’une piscine. En ce moment je passe le brevet de pilote d’avion.
N’est-ce pas au détriment de la vie privée ?
Non, puisque chez moi on sait que mon bonheur en dépend. On vit télé, on vit radio. Je ne coupe jamais. Galabru, 90 ans, Bouvard, 83 ans, Aznavour, 89 ans, Line Renaud, 85 ans… Aucun d’eux ne s’est jamais arrêté. Sinon, c’est une dégringolade vertigineuse. Tous mes copains qui ont encaissé leurs indemnités et se sont installés à la campagne, ils ont pris cent ans ! Je veux être Jane Fonda. Elle a 75 ans et elle est à tomber.
Mais ça pousse derrière, les jeunes veulent votre place…
Ils peuvent s’accrocher… Mais ils ne veulent pas ma place. Les jeunes ne regardent plus la télévision. Je suis l’idole des vieux.
Cela vous plaît ?
Mais oui. La pire invention de nos métiers c’est la télécommande. Je le dis en rigolant : avec mon public du dimanche perclus de lumbagos, s’ils la perdent, ils ne la retrouvent pas. Patrick Sébastien et moi, on a les seniors. Ce sont des gens très attachés au passé. Quand des filles plutôt

girondes de 25 ans viennent me voir, j’ai parfois l’illusion qu’elles me trouvent séduisant, jusqu’à la dédicace “Pour mamie Maryvonne”. Ce sont les deux bombes sexuelles dans l’avion qui me disent : “Vous êtes vendu avec le poste.” Mon image a changé le jour où les politiques sont venus sur le canapé rouge. J’ai attendu si longtemps avant d’avoir droit aux écrivains, aux stars du lyrique. Maintenant, ça y est, j’en ai fini de rendre des comptes, d’envier ces virtuoses de l’insolence. J’ai appris à me lâcher. Avec bienveillance.
Etes-vous gêné de gagner très bien votre vie ?
Non, je travaille huit mois sur douze pour les impôts et ça me va. On me propose tous les mois de partir vivre à l’étranger. Comme Aznavour, Mouskouri, les tennismen, Depardieu, mais vous imaginez les titres “Drucker s’installe en Suisse” ? Je n’ai jamais dit à mes parents mon salaire. Je l’ai révélé une fois dans les années 1980, ma mère m’a demandé pourquoi je me vantais. Je ne le dis pas par respect pour ceux qui triment. Mais je ne culpabilise pas. Ruquier et moi, on en a fait vendre des places de concert, de théâtre, de cinéma…