Difficile pour un homme ou une femme politique de refuser une invitation de Michel Drucker, l’animateur préféré des Français… Simone Perolari/LUZphoto pour L’Express

Journaliste, présentateur… en cinquante ans de carrière, l’insubmersible icône du PAF a vu défiler sept locataires de l’Elysée. De l’ORTF sous de Gaulle à France Télévisions des années Sarkozy-Hollande, Michel Drucker livre ses coulisses du petit écran vu par les grands fauves du pouvoir. 

On sait les liens consanguins que nouent, sous la Ve République, les politiques et la télévision. Au cours de votre carrière, vous avez pu observer ou côtoyer sept présidents de la République: quelles réflexions vous inspirent-ils?

Quand j’arrive à la télévision, en 1964, de Gaulle est au pouvoir et c’est « sa » télévision que je découvre ! J’ai tout de suite vu qu’il avait tout compris de l’instrument. Etant le gamin de service, il me fallait souvent accueillir, au bas de l’immeuble de la rue Cognacq-Jay, Alain Peyrefitte, qui déboulait du Conseil des ministres. Les autres jours, il dépêchait l’un de ses conseillers pour visionner le journal, lequel faisait supprimer ou ajouter un sujet ici, un commentaire là : Peyrefitte était le rédacteur en chef du JT. A 19 heures, de Gaulle en avait le menu sur son bureau. C’est le Général, avec son Premier ministre, Maurice Couve de Murville, et Alain Peyrefitte, qui ont fait la liste de ceux qu’il fallait virer de la télévision après Mai 1968, liste sur laquelle figurait le nom d’un gamin de 26 ans, Michel Drucker. Voilà quel a été mon premier contact avec le pouvoir.

Y a-t-il eu une période où les relations entre le pouvoir et la télévision ont été apaisées?

Mon frère Jean Drucker, qui présida aux destinées de M6, avait pour coutume de dire que dans ce pays, quand on gagne les élections, on gagne la télévision en prime. La période relativement la plus apaisée, me semble-t-il, est celle de François Mitterrand, qui laissa par exemple dire et faire les caricaturistes, humoristes ou imitateurs, tandis que de Gaulle avait fait stopper au bout de trois numéros la fameuse Boîte à sel, une émission animée par les plus grands chansonniers de l’époque, qui deviendra plus tard Le Petit Rapporteur de Jacques Martin. 

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Michel Drucker, 50 ans de télévision.
afp.com/Patrick Kovarik

C’est sous Mitterrand, avec des humoristes comme Guy Bedos ou Pierre Desproges, que l’on a entendu à la télévision les sketchs les plus iconoclastes, indiffusables aujourd’hui, sur les juifs ou les Arabes. La société française de l’époque n’est pas celle que l’on connaît de nos jours, crispée et clivée. Je me souviens de Pierre Bérégovoy m’arrêtant un jour dans les studios d’Europe1 et me disant : « Comment avez-vous pu faire chanter L’emmerdant, c’est la rose par toute une salle avec Thierry Le Luron parodiant Gilbert Bécaud ! Vous avez fait saigner le coeur de beaucoup de socialistes. »  

François Mitterrand n’avait rien dit, pas réagi. Ironie du sort, les spectateurs du studio Gabriel étaient des lecteurs de La Voix du Nord, électeurs de Pierre Mauroy à Lille… Lorsqu’il m’a remis la Légion d’honneur, j’ai demandé à Mitterrand s’il ne trouvait pas que les humoristes et les imitateurs allaient parfois un peu trop loin et il m’a répondu : « Je n’ai rien à redire à cela, ils font leur métier. » De même que Giscard, assis au premier rang du théâtre Marigny, n’avait rien dit lorsque le même Le Luron était arrivé sur scène en pleine « affaire des diamants » avec un labrador noir, le même que le sien, affublé d’un collier de diamants autour du cou, et avait salué la salle d’un « Bonsoir mesdiam’s, bonsoir mesdemoiselles, bonsoir messieurs ! ». Devant Giscard ! 

Quels sont les présidents qui ont le mieux apprivoisé l’instrument télévisuel?

Incontestablement, Valéry Giscard d’Estaing et Nicolas Sarkozy. VGE était extrêmement à l’aise à la télé, pédagogue, grand public et séduisant, sans aucun doute le plus professionnel -un surdoué. Préparant un enregistrement de Vivement dimanche, en 2001, il lit ainsi tous les albums de Geluck, présent ce jour-là. Comme il réécoute toute la discographie de Sheila, originaire comme lui du Puy-de-Dôme.  

Il tient également à ce qu’on aille interviewer son épouse, Anne-Aymone, à l’Etoile, le château familial de cette dernière en Touraine. Etrangement, il insiste pour que l’entretien, qui terrorise son épouse, se déroule au fond d’une clairière, sur un tronc d’arbre couché. « Il faut la mettre à l’aise, car elle est un peu tendue », m’explique-t-il avant qu’elle ne s’installe, blanche comme un linge, comme si elle montait à l’échafaud, sur ce plateau champêtre improvisé par les soins de son mari, dont j’exige qu’il s’éclipse durant l’enregistrement car je la sens très mal à l’aise. « Je le fais pour Valéry et compte sur vous pour que cela se passe bien », me dit-elle.

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« Le seul avec lequel il m’arrive encore de m’entretenir de télévision, c’est « Sarko. »
afp.com/Boris Horvat


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Au moment où l’interview commence, j’aperçois la tête de VGE dissimulée entre deux branchages, nous observant… « Mais pourquoi avez-vous tellement insisté pour que nous tournions dans ce coin de votre jardin ? » lui aije demandé ensuite. « Parce que je veux que les Français constatent que nous aussi avons souffert de la tempête de 1999! » Mais si Giscard excelle dans l’exercice, le champion du dilettantisme, malgré tous les efforts et les messages de son épouse, Anne Sinclair, c’est Dominique Strauss-Kahn. De tous les politiques que j’ai reçus, c’est DSK qui a le moins bossé. François Mitterrand, lui, a mis beaucoup de temps pour gommer l’aspect carnassier qu’on lui connaissait à ses débuts.  

Quant à Chirac, il a toujours eu beaucoup de difficultés avec l’instrument. En revanche, sa femme, Bernadette, fut très professionnelle pour son premier Vivement dimanche, et sa brillante prestation aida à la réélection de son mari -Chirac me l’a même écrit… J’ai beaucoup parlé de télévision avec les politiques, qu’il s’agisse de François Bayrou, Jean-Pierre Chevènement ou François Hollande. Mais le seul avec qui j’ai eu des conversations poussées, et avec lequel il m’arrive encore de m’entretenir de ces questions, c’est « Sarko ». Préparer une émission de télé avec lui, c’est tout simplement avoir affaire à un confrère. De tous les présidents qu’il m’a été donné d’approcher, il est le seul à être un enfant de la télévision. 

On a souvent critiqué les intrusions de Nicolas Sarkozy dans le monde du petit écran…

C’est moins vrai qu’on ne l’a dit, même si « Sarko » est capable de tous les emportements. Ce que je sais, c’est que cet homme, très présent lors de la mort de mon frère Jean, dont il était l’ami, a une « âme slave », avec ce que ça implique de tourments. Contrairement à l’image qu’il peut parfois renvoyer, il peut être à la fois extrêmement solide et extraordinairement fragile, capable de tous les excès, de tous les débordements, mais aussi de toutes les attentions et fidélités. Si on a pu le voir s’intéresser, quand il était à l’Elysée, à des détails, se penchant sur la situation de tel ou tel animateur, pestant sur tel ou tel programme, à ma connaissance -et je le connais bien-, il n’est jamais intervenu sur l’information ni sur le contenu d’un JT, contrairement à certains de ses prédécesseurs.

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Martine Aubry, première star de la politique invitée par Michel Drucker.
REUTERS/Benoit Tessier

Il suffirait d’interroger l’ancienne et l’actuel responsable de l’info de France Télévisions, Arlette Chabot ou Thierry Thuillier, pour le confirmer. Ce sont les programmes qui le passionnent. Combien de fois m’a-t-il appelé alors qu’il était devant son poste en train de regarder une émission! Nicolas Sarkozy est sans doute le seul homme politique que je connaisse à pouvoir bosser à fond un dossier tout en regardant le Tour de France.  

Une anecdote : comme il réfléchissait à la succession de Patrick de Carolis à la tête de France Télévisions, il m’avait demandé de passer le voir, un week-end, à l’Elysée. Installé face à lui, je l’entends me demander : « Qui pour remplacer Carolis ? » Je défends mon patron de l’époque, mais me heurte à une réaction d’agacement : il lui reproche de l’avoir accusé, quelques jours plus tôt sur RTL, d’être « intellectuellement malhonnête », parce qu’il avait affirmé que les programmes du service public et ceux des chaînes privées, c’était « blanc bonnet et bonnet blanc ».  

Cependant, la reconduction de Carolis semblait acquise, jusqu’au soir où ce dernier en remet une couche sur le plateau du Grand Journal de Canal+. Quelques minutes après, un Sarkozy déchaîné me joint au téléphone : c’en était fini de Carolis, il nomma Rémy Pflimlin… 

N’est-ce pas souvent l’entourage des présidents, plus que les différents locataires de l’Elysée, qui entretient des relations conflictuelles avec la télévision?

Oui, cela a été vrai de tout temps : les visiteurs du soir, ces âmes damnées du président, qui vivent entre quatre restaurants du VIIIe arrondissement de Paris, débarquent en fin de soirée ou le week-end, quand le chef de l’Etat est vulnérable parce que épuisé par sa journée ou sa semaine, et détricotent en quelques mots ce qui a été décidé quelques heures plus tôt par les fidèles collaborateurs de l’Elysée. Je l’ai constaté mille fois. Dans la nouvelle génération politique, certains connaissent très bien la télévision, comme Manuel Valls, que j’ai rencontré quand il était responsable de la communication de Lionel Jospin à Matignon, en 1997. Quant à sa femme, Anne Gravoin, je l’ai connue jeune violoniste dans l’Orchestre de Champs-Elysées, et elle accompagne aujourd’hui sur scène et sur les plateaux de télévision des chanteurs comme Florent Pagny et Johnny Hallyday. 

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« De tous les politiques que j’ai reçus, c’est DSK qui a le moins bossé. »
REUTERS/Christinne Muschi

Ce que l’on nomme la pipolisation de la vie politique n’est-il pas dû surtout à la télévision?

La première star de la politique à être venue sur mon plateau est Martine Aubry. Je me souviens d’elle, dans mon bureau, me parlant longuement d’opéra, de chansons, de théâtre, et me confiant son rêve : devenir ministre de la Culture. Dans la foulée de cette émission, je me retrouve à ses côtés en photo à la Une du supplément télé du Monde. A partir de ce jour, on ne me regarda plus de la même façon. L’enregistrement avait eu lieu, pourtant, la semaine où se discutait, à l’Assemblée nationale, la loi sur les 35 heures.  

Plus tard, juste avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, je demande à Lionel Jospin d’accepter mon invitation, mais, épuisé, me fait-il répondre, par cinq années passées à Matignon, il décline. C’est Jean-Pierre Chevènement qui le remplace, avant de faire 5% à la présidentielle, un score qui pèse très lourd. Ce qui fait dire à certains que si Jospin avait participé à mon émission il n’aurait peut-être pas été devancé de 194000 voix par Jean-Marie Le Pen! 

Pour ce qui est de la vie privée, je n’ai pas oublié le passage de Ségolène Royal sur mon plateau peu après l’élection présidentielle de 2007. Ce jour-là, elle m’a sidéré. Toute la France savait déjà que son couple battait de l’aile, la rumeur sur François Hollande et Valérie Trierweiler était publique. Si bien qu’à la fin de l’émission j’aborde la question en y mettant les formes. A ma grande surprise, elle répond avec la plus totale franchise : « C’est très douloureux de découvrir que l’on est une femme trompée, beaucoup de femmes qui regardent votre émission me comprendront. » A la fin de l’enregistrement, une fois les caméras éteintes, j’étais convaincu qu’elle me demanderait de couper ce passage, ce qu’elle n’a pas souhaité. Nous venions de basculer d’une époque à une autre. 

France Télévisions va sans doute changer de PDG en mars prochain : une fois de plus, le politique ne brille pas par sa clarté et son courage…

Le jour où l’un de ses visiteurs du soir a eu l’idée géniale de mettre dans la tête de Nicolas Sarkozy d’enlever la publicité après 20h30 sur les chaînes publiques, on a coupé une jambe à leur PDG, Patrick de Carolis d’abord, Rémy Pflimlin ensuite. Cette décision fut à mon avis une grave erreur. Beaucoup de politiques ne connaissent de la télévision que le journal de 20 heures, qu’ils regardent toujours de manière biaisée. En cinquante ans de télévision, j’en ai passé quarante-cinq dans le service public, dont j’ai connu une quinzaine de présidents et où j’ai tout appris, et je constate que les carrières les plus longues et les plus solides se sont bâties là, et nulle part ailleurs.

 

 

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