Touchant. Indéchiffrable. Michel Drucker, animateur-star était à Bruxelles la semaine dernière. Il publie « De la lumière à l’oubli », un troisième ouvrage, tiré à 110 000 exemplaires. A l’ombre du star system qu’il dénonce, il éclaire 50 années d’histoire de la télévision d’anecdotes et de portraits intimes. Rencontre
Il y a des visages qui ne disent pas leur âge. Il a 71 ans et une gueule de papier glacé. Derrière ses lunettes vintage, seul son regard – serti de pattes d’oie indiscrètes – témoigne du temps qui passe. » Mon masque de télévision est devenu mon vrai visage « , écrit-il. Poli – trop, peut-être -, » vieux avant la lettre, prudent, échaudé « , estime-t-il encore, il ne sait pas » dire non « .
A la table du petit-déjeuner du Grandhotel Steigenberger, Michel Drucker tapote frénétiquement le clavier de son Blackberry Bold.
– « C’est Fabrice Luchini. »
– « Ah bon ?«
– « Oui, vous êtes peut-être témoin de la naissance d’une nouvelle émission. A la suite justement de ce qu’il m’a dit sur mon livre. »
Après presque 50 ans de télévision, « 100 à 120 heures d’antenne par an« , Michel Drucker craindrait-il de sombrer dans l’oubli ? Celui qui voulait devenir une idole du ballon rond – un Just Fontaine, un Raymond Kopa – a passé, dit-il, sa vie à apprivoiser l’angoisse. « Et ce dès mai 1968« , l’unique trou d’air de sa carrière. « J’avais à peine 26 ans. Mais j’étais déjà bronzé par les lumières du petit vedettariat. C’est mon père qui m’a transmis cette anxiété, cette espèce d’inaptitude au bonheur. Je n’ai pas réussi par ambition mais par énergie vitale.«
Cancre notoire et autodidacte dans une famille où règne l’excellence, le Monsieur Loyal des idoles a « eu peur de tomber dans l’oubli avant même de devenir célèbre« . « Chez les Drucker« , son tribunal familial, « chez les gens d’Europe centrale », reprend-il, « il y a peu de place pour le repos et la sérénité ». Leon Zitrone, Thierry Ardisson, Nagui, Jean-Luc Reichmann, Patrick Poivre d’Arvor… Ceux dont il conte le destin dans son dernier livre (lire ci-contre), ne seraient-ils qu’un prétexte au vague à l’âme ?
« Je me souviens trop bien de tous ces artistes qui ont valdingué comme des quilles au fond du décor pour éprouver du détachement. Combien de grands soirs pour des petits matins blêmes ? Je n’oublie ni les uns ni les autres. Eté, automne, hiver. Je ressens autant de joie pour ceux qui ont couru la course et qui s’y lancent encore que de tendresse envers ceux que la gloire a jetés dans le fossé et qui ne peuvent plus goûter, comme je la goûte maintenant, la beauté du ciel. […] Les virés, les accidentés, les oubliés et les pourchassés, tous les ringards et les ‘has-been’ sont mes frères d’armes. Malgré le succès, c’est à eux que je ressemble au fond. […] J’aime les vieux, les patraques, les éclopés, les monuments« , écrit-il encore.
« Complaisant« , « démago » selon les uns ou les autres, Michel Drucker est outrageusement « bienveillant« . Il n’y peut rien. C’est plus fort que lui. Y compris dans son livre, lorsqu’il révèle les imperfections de ses contemporains, il suggère leur brillante carrière et rappelle leur profonde humanité. Chez ce personnage hanté, la lucidité et la liberté de ton n’interdisent pas d’aimer les gens. « Je ressens toujours cette crispation quand je rencontre les élites qui ne comprennent pas pourquoi on peut être touché par une personne populaire comme Céline Dion ou Mireille Mathieu, par exemple. Populaire n’est pas vulgaire. Il y a des émotions et une émotion, par essence, se ressent. Elle ne s’explique pas. On ne peut pas l’intellectualiser. »
A présent accoudé, un verre d’eau à la main, celui qui , à ses débuts, manquait « cruellement de vocabulaire », sourit-il, s’excuse presque de son parcours.
– « Vous savez, moi, je n’ai jamais fait d’études. J’ai fabriqué mes propres prothèses. »
– « Tout comme d’innombrables figures reconnues qui ont embrassé des carrières prolifiques… »
– « Oui. Chaque émission est pour moi un examen », poursuit-il. « Je n’ai ni oreillette, ni texte, ni prompteur. »
La chemise rosée soigneusement repassée, soufflée sous son jeans Lee taille haute, droit comme un « i », celui qui appelle encore avec dévotion sa mère « ma maman » engloutit ses dernières gorgées. S’annonce doucement la fin du tête-à-tête.
– « Vous parlez de beaucoup de gens et vous vous confiez sur beaucoup de choses dans votre livre. Mais ce qui nous intéresse, c’est ce que vous avez omis de dire ?«
– » J’ai eu envie d’arrêter. Plusieurs fois, mais ça, on ne le dit jamais. On préfère dire que la passion ne nous a jamais fait céder. Or, c’est faux, évidemment. »
ENTRETIEN AURÉLIE MOREAU